Pour le deuxième jeudi de suite, le Bar commun conduit son « contre-débat » et se consacre cette fois à l’écologie. La moitié de la salle s’engage dans la discussion et cherche à articuler ses engagements individuels avec une transformation collective…
Le tour de table s’est agrandi par rapport à la semaine passée. Nous sommes maintenant plus de 25, mobilisés par les questions écologiques. On trouve, pêle-mêle, des bénévoles de l’association, des habitués du lieu, d’autres qui l’ont découvert lors du débat précédent, certains, qui étaient déjà venus mais juste boire un coup, et quelques jeunes militantes qui ont vu passer l’annonce du débat. Le Bar commun est plein de ressources : on invente le micro « low tech », en prenant comme bâton de parole le petit maillet qui sert à sonner le gong du bar (voir photo) !
Trop facile de culpabiliser les individus !
Par rapport aux questions de citoyenneté de la semaine passée, on se déplace vers des sujets qui sont à la fois plus techniques, plus nouveaux, mais qui supposent là encore de se demander comment l’individu prend sa place dans le collectif. Dès les premiers tours de parole, on voit que se distinguent deux approches de cette difficulté. Là où les uns voient dans les conduites individuelles le ressort fondamental du changement, par l’émulation qu’elles peuvent produire, par l’influence qu’elles peuvent exercer face à l’inaction des institutions, les autres dénoncent, souvent avec colère, les injonctions culpabilisantes qui pèsent sur les individus et qui ont vite fait d’exonérer les États et les grandes entreprises de leur part de responsabilité dans les défis environnementaux.
Une partie du débat se noue sur le rôle de l’entreprise. Si l’activité de Total émet infiniment plus de CO2 que tout ce que je peux dégager, à quoi bon mes efforts ? Mais cette activité de Total, ne dépend-elle pas de ceux qui consomment des produits pétroliers – donc des individus comme moi ? Mais ai-je toujours le choix de ce que je dois consommer, pour aller travailler, pour m’équiper, etc. ? La question du modèle de consommation a dès lors occupé une place centrale, à la rencontre entre les comportements individuels et les normes sociales, les prescriptions et les contraintes dans lesquelles se déroulent nos vies.
Plusieurs d’entre nous témoignent de leurs engagements dans diverses associations (comme Facteur commun, ou la Maison du zéro déchet), dont le but est de retourner contre les institutions la pression qui est aujourd’hui exercée sur les citoyens, en matière de tri, de recyclage et de responsabilité environnementale en général. Pour certains, la bonne échelle d’action est « le collectif » : plus qu’un individu mais moins qu’une institution, de quoi créer du lien, devenir force de conviction et élargir la conscience et les pratiques environnementales, sans être donneur de leçons ni dictateurs.
L’impuissance face à l’ampleur de la tâche
Mais des mots reviennent souvent : « peu d’espoir », « obsession », « urgence », « angoisse »… Ils désignent la coexistence du besoin d’action et du sentiment d’impuissance. On ne sait pas par où commencer. Le rôle du vote est évoqué une seule fois. Le boycott de telle ou telle marque, à peine une ou deux fois. L’une des idées qui se dégage, c’est l’action des individus dans les organisations auxquelles elles participent. Dans les quartiers, déjà, comme le fait le « lobby citoyen » qui veille à l’application du Plan climat parisien dans le 18e arrondissement ; dans les associations bien sûr, mais aussi dans les entreprises et les services dans lesquels chacun travaille.
À l’échelle d’une entreprise de 70 personnes, s’organiser à 4 ou 5 pour inciter tout le monde à utiliser des tasses plutôt que des gobelets en plastique à la machine à café, c’est déjà épargner des quantités importantes de déchets à la planète ! Et s’il y a bien « des gens de chez Total et qui prennent leur vélo pour aller bosser le matin », qui sont donc tiraillés par des contradictions entre leurs convictions et leurs conditions d’existence, ont-ils un réel pouvoir de transformation ?
Avant qu’on puisse répondre à cette question, nous goûtons collectivement une nouvelle piste de circuit d’approvisionnement pour nos planches végétariennes. Houmous, caviar d’aubergine, feuilles de vignes et falafel… On dirait bien que cette proposition va être validée !
Une fois un peu nourris, nous continuons sur les mêmes bases, en nous demandant tour à tour s’il est possible d’exiger qu’une copropriété installe un bac à compost à côté des poubelles ordinaires, et s’il est plus ou moins facile de renverser le capitalisme ou de sauver la planète malgré lui. Parce qu’on voit bien que la question de l’écologie est immédiatement une question sociale et une question démocratique. Qui décide de la mise en œuvre de politique plus ou moins dangereuses pour le climat, pour notre santé ? Et quels intérêts sont favorisés par ces décisions ?
Communiquer, s’organiser…
On voit de près la réalité des transformations que l’on subit : la réduction du nombre d’insectes, les allergies, l’asthme, etc. Mais ça ne suffit pas à savoir par quel bout prendre le sujet pour passer à l’action. Dans l’ensemble, on est quand même plutôt d’accord pour dire que les messages de mobilisation uniquement centrés sur le catastrophisme, sur la peur, qui en général servent à plaider pour des restrictions individuelles, ne sont pas forcément les meilleurs, les plus efficaces. Il faut qu’on puisse à la fois mesurer les effets de chacun de nos actes, et qu’on puisse se représenter ce qu’il y a à gagner, concrètement, avec une réelle transition – et pas seulement ce à quoi nous devrons renoncer.
Ce caractère « enviable » de la transition écologique serait nécessaire pour que des collectifs s’engagent plus fortement encore et parviennent à faire évoluer les normes, tant au niveaux des pratiques qu’au niveau des règles contraignantes. C’est l’idée, défendue par une participante, d’une implication des salariés des entreprises dans une nouvelle forme de syndicalisme tourné vers la responsabilité environnementale. C’est aussi la pression populaire qui devra faire que les émissions de CO2 des catégories les plus favorisées (par exemple le kérosène des avions) soit plus lourdement taxées que celles des moins fortunés (par exemple les carburants pour les voitures diesel), alors que c’est aujourd’hui l’inverse, et que cela peut contribuer à un rejet de l’écologie par une partie de la population.
Une controverse s’engage sur le « chiffrage » de l’impact climatique – des « externalités négatives », comme disent les économistes – de certaines activités (ou de l’impact positif des actions pour lutter contre le réchauffement). Là où certains y voient un outil indispensable pour responsabiliser les acteurs du monde marchand, d’autres invitent à sortir de cette logique, à refuser la marchandisation du climat et à mettre davantage en avant les modes d’échange non-marchands. Ces échanges occupent déjà une part importante, souvent négligée, dans nos vies, et on doit montrer qu’ils sont essentiels au « bien vivre » que l’on recherche tous – en un mot, préférer la qualité à la quantité.
Interdire ou détruire la publicité ?
Mais pourquoi préfère-t-on, aujourd’hui, la quantité ? C’est en partie parce que nos désirs sont façonnés par la publicité, qui est devenue omniprésente. En plusieurs décennies, elle a fait de nous des « ultraconsommateurs », et a ringardisé des pratiques classiques, comme fabriquer soi-même sa lessive, prendre du temps à des activités non-marchandes qui ne supposent ni emballage, ni déchets.
Il faudrait remettre ces pratiques au goût du jour – on pourrait par exemple exiger le retour aux emballages consignés. Ce que suggérait l’une d’entre nous qui avait lu l’article où Grégoire Chamayou, dans Le Monde diplomatique, retraçait l’histoire de l’abandon de ce système par les industriels de la boisson. Alors faut-il aller jusqu’à interdire la publicité, comme le suggérait dès les années 1970 le philosophe écologiste André Gorz ? Pourquoi pas. Et casser les écrans de pub dans le métro ? En tous cas personne autour de la table ne condamne cette pratique…
Bien sûr, chacun est conscient de la dépendance relative dans laquelle nous sommes à l’égard des objets que la pub nous a fait désirer. « J’adore mon téléphone », avoue l’un d’entre nous, « même si, je sais bien, les terres rares, tout ça ». Ce n’est donc pas qu’un problème d’information. On a souvent l’impression qu’on ne peut pas faire autrement. Qu’il faut aller vite. Parce que le monde va vite. Et donc qu’il faut prendre les raccourcis et accepter les accélérations que les objets techniques du commerce nous promettent. Mais cela en vaut-il la peine ? C’est dans « ce monde », tel qu’il va – mal – aujourd’hui, que nous nous sentons obligés d’aller vite. Et sans doute que « l’écologie n’est pas possible dans le monde de la rapidité », comme le résume une des participantes.
Ralentir, est-ce revenir en arrière ?
Alors on a envie de ralentir. Mais cela veut-il dire revenir à un mode de vie qui a prévalu par le passé. Après être passée de ce côté-ci du comptoir pour nous rejoindre en cours de débat, la bénévole qui était au service un peu plus tôt nous rappelle que la dégradation de l’environnement est une tendance lourde de l’histoire de l’humanité, qui n’a fait que s’accélérer considérablement ces dernières décennies du fait de la technique. Il faudrait donc inventer une nouvelle manière de vivre sur terre, de produire et de consommer, plutôt que de chercher à revenir dans un passé fantasmé.
Certains essaient d’inventer ces nouveaux modes de vie, mais cela ne va pas toujours sans incompréhension, y compris dans un entourage familial, amical, professionnel… Là où le global rejoint l’intime. Se passer de viande, de smartphone, de voiture, n’est-ce pas suggérer, plus ou moins subtilement, à ceux qui ne font pas ce choix, qu’ils sont irresponsables, inconscients, qu’ils ne vivent pas à la hauteur de l’histoire ? Et même en vantant les bienfaits qu’on retire soi-même de son engagement écologique, ne risque-t-on pas de renvoyer une image prétentieuse ? Plusieurs d’entre nous témoignent en tous cas de leurs difficultés à échanger avec leurs proches de ces choix qui leur tiennent à cœur, et du rejet dont ils font parfois l’objet.
Faut-il du coup changer d’amis ? Rompre avec une famille qui ne comprend pas ? Non, bien sûr ; l’idée est d’assumer, d’apprendre à dire sans blesser. De comprendre qu’on a mis du temps à passer de la première sensibilisation à l’engagement, et accompagner chacun dans cette démarche. Surtout, ne pas se considérer comme une « élite éclairée », mais se sentir favorisé non seulement d’avoir acquis une attention à ces enjeux et de pouvoir agir sur certains leviers.
« Faire notre part » ?
Quand vient l’heure de clore la discussion, plusieurs participants soulignent qu’ils ont apprécié ce moment, qui les aide à garder espoir, motivation et optimisme. Mais nous terminons néanmoins sur un désaccord quant à la légende du colibri. Elle est invoquée par certains pour rappeler que nous devrions, avant toute chose « faire notre part ». Mais d’autres rappellent que, si seuls des colibris font leur part et s’en contentent, alors la forêt brûlera à coup sûr – d’où la nécessité d’actions collectives, organisées, impliquant aussi leur part d’adversité…
Ces dimensions collectives, institutionnelles et conflictuelles, il en sera nécessairement question lors de notre prochaine séance, qui sera consacrée à la fiscalité, le jeudi 21 février prochain !